La sourde violence des rêves : Extrait 4

Page 91, David


Il vient me chercher tôt, juste avant que Ntombi ne parte au boulot. Il se trouve un truc à manger pendant que je m’habille. On prépare un déjeuner léger, deux avocats et des sandwichs au fromage. Et bien sûr notre kit de survie, des joints déjà roulés, du mpepho. La route est chouette jusqu’à la réserve. Il est taciturne mais ça ne me gêne pas, le matin moi aussi je me tais. On arrive là-bas après dix heures, on gare la voiture à quelque distance de l’entrée. C’est une journée chaude, je transpire déjà. J’ai un short à l’arrière du pick-up. Je l’enfile rapidement pendant que Tshepo enlève ses chaussures.

On démarre par un chemin qui monte le long d’une petite pente avant que le terrain ne redevienne plat. Je marche devant, Tshepo suit. On marche environ une heure dans le fynbos en suivant un sentier étroit supposé nous conduire à un petit lac. Tshepo est inhabituellement silencieux.
— Peut-être on devrait s’en fumer un petit, non ?
— Ja, bonne idée, il répond. On trouve un gros rocher où s’asseoir, on allume.
— Est-ce que t’as déjà eu l’impression d’en avoir trop vu ? il demande la tête légèrement penchée, le regard au loin.
— Ouais, peut-être… Il comprend que je ne sais pas de quoi il parle.
— J’ai l’impression que le temps converge, il reprend, j’ai l’impression que tout essaie de se fondre, mais il y a de la résistance, du frottement, de la colère. C’est difficile à expliquer. Ça me fait peur, parce qu’elle est significative, cette turbulence. Je sais d’où elle vient et où elle va. C’est dingue. Il y a tant de choses étranges dans ce monde. Il tire fort sur le joint, regarde de nouveau au loin.
— Qu’est-ce que tu entends par « choses étranges » ? J’allume un brin de mpepho.
— Est-ce que tu crois aux anges ?
— Je sais pas. Je me suis jamais posé la question.
— Eh bien moi, je les vois.
— Et… je fais, encourageant.
— Ils me suivent partout. En train, en taxi, dans les rues. Partout. Je crois qu’ils essaient de me dire quelque chose mais j’entends pas. Trop de musique, trop de trucs qui se passent. Difficile de pas entendre la musique de la folie. Ça me rend dingue. Encore ce mot. Je tressaille.
— Ils ont des ailes ? je demande, je place le parfum brûlant du mpepho au-dessus de lui.
— Non, ils sont comme toi et moi.
— Alors comment sais-tu que ce sont des anges ?
— Parce que je le sais, tu peux me croire.
— Parce que tu le sais.
— Tu crois que je suis fou. Je le vois dans tes yeux. Je leur ai parlé, tu sais, aux anges. Mais sans ouvrir la bouche. Télépathie, il dit en mettant un doigt sur sa tempe. Il entend des voix, je me dis.
— Ils sont partout. Dans les supermarchés, les jardins, en ville. Je les ai vus dans Obs.
— Et qu’est-ce qu’ils te font ?
— Rien. Ils me regardent juste. Ils restent silencieux, mais parfois ils disent quelque chose. Un mot ou deux. Ils ne parlent pas en vain, du coup je reste concentré, j’écoute. J’ai croisé des démons aussi. Je lui passe le spliff.
— Des démons ?
— Oui, des démons, qui sont aussi des gens comme toi et moi. Il termine le spliff, il enchaîne.
— Parfois, la nuit, quand j’essaie de dormir, j’entends des hurlements affreux. C’est tellement aigu que je peux à peine penser. Un cri animal qui vient de quelque part, je ne sais pas d’où. Comme un dragon enragé, hurlant. Parfois, ça m’empêche de dormir, alors je pars le chercher, je marche dans la nuit.
— On ferait mieux d’y aller, je dis en me levant.
On continue notre chemin. Il se retranche dans un silence hostile. Il insiste pour marcher devant, il s’écarte souvent du sentier. Quand je suggère que nous restions dessus pour préserver la végétation, il s’énerve. Il se met à pleurer, parle tout seul. Je ne comprends pas ses sautes d’humeur. Pendant un moment, le voyant parler tout seul sans interruption, je suis convaincu qu’il est possédé. Mais je remarque aussi qu’à chaque fois que je brûle du mpepho, il se calme.
On manque de marcher sur une vipère près d’un buisson. Elle est d’un rouge magnifique, brique et ocre. Tshepo reste devant elle, pieds nus, sans y prêter attention. Je l’écarte quand le serpent s’enroule sur lui-même pour attaquer. Je l’entends s’éloigner quand nous coupons à travers les buissons dans la direction opposée.
On finit par atteindre le lac. Il s’est beaucoup asséché. Les berges sont sèches, craquelées comme des lèvres gercées. On s’arrête pour déjeuner. Je coupe les avocats en tranches, je les dispose sur les sandwichs au fromage. On mange en silence. Après, il s’approche de l’eau. Il reste là un moment à contempler l’eau sombre et trouble. Il revient en larmes, inconsolable.
— Il faut que tu voies un guérisseur, je lui dis.
— Credo Mutwa s’est baladé par ici, il répond.
— Et alors ?
— Il me fait peur, il dit en frissonnant légèrement.
— Ne pense pas à lui, profite du paysage, je dis, mais il retourne vers l’eau, il s’y assoit. Des vaguelettes rident la surface du lac, font doucement scintiller ses eaux. Le soleil est brûlant. Je mets de l’écran solaire sur mon visage et mon dos, je lui en propose. Il en prend un peu, s’en étale sur le nez et le front.
— On peut y aller ? il dit. J’en ai assez vu.

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